Et si la Belgique avait colonisé le Burundi? (Deuxième-partie)

Chaque année, la Belgique devait rendre compte de sa gestion au Comité des Mandats de la Société des Nations. En parcourant ses rapports de 1923 à 1945, je puis vous assurer que les Puissances Alliées ont joué avec grande autorité leur rôle de mandants et que la Belgique devait suivre à la lettre leurs remarques et recommandations. La différence entre un État mandataire devant rendre compte à une autorité supérieure par opposé à un État colonisateur ne rendant compte à personne est loin d’être banale. Elle est hautement significative. Si la Belgique faisait comme bon lui semblait au Congo, il ne pouvait en être ainsi au Burundi.

Réflexion d'Ambassadeur Tharcisse Ntakibirora

Quand le Roi Mwezi IV Gisabo accepta l’autorité allemande sur le Burundi, il dut payer certaines redevances pour compenser le Reich allemand pour ses pertes militaires (amende de 424 têtes de bétail). A tout considérer, ce règlement était plus politique et symbolique qu’autre chose. Le Roi s’engagea à ne plus entraver la mission civilisatrice et accepta de garantir le libre exercice du culte catholique, à faciliter la circulation des caravanes de missionnaires, et à fournir gratuitement les travailleurs pour la construction des routes. Mais au fond, qu’y avait-il de mal à mobiliser son peuple pour le développement de leur pays ? N’était-ce pas là le précurseur original des programmes de travaux publics à haute intensité de main d’œuvre tant prisés de nos jours par les institutions de Bretton Woods?

En contrepartie, le Roi reçut un drapeau allemand et une lettre de protection avec un poste d’askali (militaire/umusirikali) dirigé par un capitaine allemand pour sa protection personnelle. L’étendard du Roi flotta de tandem avec le drapeau allemand. Nonobstant le fait que les chefs Kirima et Maconco n’obéissaient désormais qu’à la station allemande d’Usumbura (devenu depuis Bujumbura), Mwezi fut maintenu Roi du Burundi. Kirima et Maconco dirigeaient localement, le Roi régnait globalement.

Ambassadeur Tharcisse Ntakibirora

Cette soumission du Roi a été interprétée comme une perte de sa suprématie et de la souveraineté du pays. Il n’en a rien été. La sacralité du Roi était fragilisée et remise en question par certains Princes dissidents mais incontestée par le petit peuple sur tout le territoire – le Burundi a continué d’évoluer et de vibrer au rythme des rites royaux d’Umuganuro/fête des semailles. Force est de constater que dans sa course aux colonies, l’Allemagne avait certes décroché un protectorat, mais n’avait pas eu le temps de mettre en place la structure appropriée pour asseoir son autorité sur toute l’étendue du territoire nouvellement acquis. Son administration indirecte reposait lourdement sur la structure administrative plus pérenne établie par la monarchie burundaise, qui tranchait avec l’instabilité des fonctionnaires allemands qui ont œuvrés successivement au Burundi.

Le Roi Mwezi Gisabo est mort en 1908. Ses successeurs Mutaga IV Mbikije (1908-1915) et Mwambutsa IV Bangiricence (1915-1966) étaient tous les deux mineurs quand ils ont accédé à leurs hautes charges. Selon la coutume, ils furent pris en charge par leurs oncles les Princes Ntarugera et Nduwumwe, de concert avec la Reine Mère Ririkumutima. Ces personnalités ont laissé la monnaie allemande (le heller –amahera) s’implanter dans l’économie burundaise et ont accentué le traçage de quelques pistes reliant des centres importants. Le Roi régnait sur tous les burundais, toutes ethnies confondues. Aux Allemands revenait le développement économique.

Sur ces prémices, l’Allemagne était entrée en guerre en juillet 1914. Le Burundi a contribué à ses campagnes militaires comme partenaire et allié, par la force des choses, en vertu de son statut de Protectorat. Cependant, la coalition des forces anglaises, belges et portugaises a eu raison de l’Allemagne en Novembre 1916. Le sort des territoires sous administration allemande sera réglé lors de la Convention de Versailles de 1919 réunissant les Puissances Alliées de la Première Guerre mondiale. Le Territoire du Ruanda-Urundi sera placé sous le mandat de la Société des Nations (SDN) –nouveau cadre de concertation des Alliés. Au départ, le mandat sur le Ruanda-Urundi avait été confié à la Grande Bretagne. Après mûre réflexion, c’est à la Belgique que revint en 1922 la charge d’assurer ce mandat. La Belgique était présente au Congo, propriété privée du Roi Léopold II depuis 1802, et qu’il avait légué à son pays à partir du 15 novembre 1908. Le rôle du mandataire était d’amener le Burundi vers une plus grande autonomie et ultimement à recouvrer son indépendance.

Chaque année, la Belgique devait rendre compte de sa gestion au Comité des Mandats de la Société des Nations. En parcourant ses rapports de 1923 à 1945, je puis vous assurer que les Puissances Alliées ont joué avec grande autorité leur rôle de mandants et que la Belgique devait suivre à la lettre leurs remarques et recommandations. La différence entre un État mandataire devant rendre compte à une autorité supérieure par opposé à un État colonisateur ne rendant compte à personne est loin d’être banale. Elle est hautement significative. Si la Belgique faisait comme bon lui semblait au Congo, il ne pouvait en être ainsi au Burundi.

Le statut de mandat courra ainsi jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, à l’issue de laquelle les Pouvoirs Alliés ont créé l’Organisation des Nations Unies (ONU) en juin 1945 à San Francisco (USA), en remplacement de la SDN. Parmi les organes de la nouvelle organisation, figurait le Conseil de Tutelle en charge de prendre en mains le devenir des territoires administrés antérieurement par la SDN et autres territoires non encore autonomes. Ce régime concernait tous les pays et territoires encore en voie d’autodétermination. Comme sous la SDN, la Belgique héritait de la tutelle sur le Burundi et devait rendre compte chaque année au Conseil de Tutelle, sur les pas franchis pour amener ce territoire vers son autodétermination. L’analyse de son rapport annuel était publique et des représentants du territoire sous tutelle étaient les bienvenus pour avancer leurs points de vue et participer au débat. Ils ont régulièrement profité de cette opportunité.

Durant les réformes des années 1930, dans une drôle de stratégie jamais justifiée, l’administration belge a choisi de coopérer avec les Tutsi, généralement de grande taille, estimant que ces derniers semblaient les plus aptes pour les épauler dans l’administration du territoire. Les administrateurs belges estimaient que les Hutu, généralement de courte taille, étaient bons pour les travaux agricoles. Les Tutsi étaient des pasteurs éleveurs de bétail. Hutu et Tutsi entretenaient des rapports de bon voisinage et d’intenses échanges économiques bénéfiques pour toutes les parties. Les Belges ont formé beaucoup de cadres Tutsi et négligé des Hutu méritants, ce qui créa quelque ressentiment compréhensible de la part de ces derniers. En 1955, lorsque le vent des indépendances a soufflé sur l’Afrique et l’Asie, le réveil des Belges fut brutal. Naturellement, ce seront les élites Tutsi formées qui réclameront leur départ. Notez que ce favoritisme pro-Tutsi était exercé par le pouvoir tutélaire, sans consulter les Tutsi, sans requérir leur consentement. Quand des Tutsi attirent la colère de certains dirigeants Hutu, sur base de ce travers de l’histoire dont ils ne sont ni auteurs ni co-responsables, il faut souligner le caractère criminel de cette approche.

Il se fait qu’un phénomène ahurissant que les Hutu ont appelé « Révolution sociale » venait d’imploser le tissu social au Rwanda voisin depuis le 1er Novembre 1959. Les militaires belges sous la houlette du Colonel « Guy » Logiest de triste mémoire venaient de participer au génocide des Tutsi au Rwanda. L’Église catholique de l’archevêque André Perraudin s’en est mêlée, soi-disant pour appuyer la démocratie. Par milliers, des Rwandais d’ethnie Tutsi ont fui leur pays pour sauver leurs vies. Ils ont massivement pris refuge dans les pays voisins. C’était la première vague de réfugiés dans la région des Grands Lacs africains. Le Burundi en a accueilli des centaines de milliers. Malheureusement, ce ne sera que la première d’une triste série à suivre. Dans l’entretemps, le Rwanda s’est confortablement installé dans une République Hutu repoussant toute tentative de retour des réfugiés Tutsi qu’ils appelaient dédaigneusement « cancrelats» (Inyenzi).

La tutelle belge a financé à profusion des partis politiques Hutu et organisé un Front Commun de partis politiques à obédience Hutu au Burundi en vue de barrer la route du Parti pro-indépendantiste de l’Unité et du progrès national (UPRONA) fondé par le Prince Louis Rwagasore en 1958. Entre la fin 1959 et la fin 1961, 26 partis politiques ont été agréés par l’administration tutélaire. La Belgique a ainsi encouragé la féroce dualité entre « démocrates » et « indépendantistes ». Les dissensions allèrent crescendo entre les deux fractions appelées «Clan Casablanca» réunissant des Tutsi avertis, traumatisés par les événements du Rwanda et décidés à défendre avec la dernière énergie leur droit à la vie, et « le clan Monrovia » groupant les Hutu désireux de se secouer du joug des Tutsi, s’alliait aux Tutsi modérés conscients de l’aspiration légitime pour la promotion inéluctable de l’ethnie majoritaire.

Ce qu’il vaut la peine de souligner, c’est que l’UPRONA était le creuset des indépendantistes, toutes ethnies confondues. Le Résident-Général Jean-Paul Harroy commit l’erreur stratégique irréparable de neutraliser et de confiner le Prince Louis Rwagasore en résidence surveillée à Bururi du 27 octobre au 9 décembre 1960 (en pleine campagne électorale). D’énormes fraudes organisées avec le concours de l’administration belge ont permis aux partis Hutu de remporter haut la main les élections communales de mars 1961. Suite à de multiples réclamations et contestations, l’ONU a envoyé une mission de vérification dirigée par l’ambassadeur Max H. Dorsinville (Haïti). Les vérificateurs ont invalidé ces élections et ont décidé de reporter pour septembre 1961 les législatives initialement programmée pour le mois de mai 1961. L’ONU voulait permettre une élection apaisée, sous observation internationale, élection que l’UPRONA a remportée par un incontestable raz-de-marée le 18 septembre 1961. Devenu Premier ministre le 29 septembre 1961, le Prince Rwagasore sera assassiné le 13 octobre 1961. Le Roi montra sa grandeur d’âme en appelant le peuple au calme et l’intimant de s’interdire toute tentation de revenge.

Toutes les enquêtes ont pointé vers l’implication de la tutelle belge dans cet acte ignoble d’opposer les Princes Charles Biroli et Jean-Baptiste Ntidendereza à leur cousin le Prince Louis Rwagasore. Le chef Pierre Baranyanka, patriarche de la lignée dynastique des Batare, avec d'autres représentants du Parti Démocrate-Chrétien (PDC) créé en février 1960 furent pointés du doigt pour cet assassinat. Le tueur à gages grec du nom de Kageorgis sera fusillé le 30 juin 1962. Les co-auteurs seront jugés, se pourvoiront en appel mais finiront pendus sur la place publique à Gitega le 15 janvier 1963. Lorsque le Burundi est devenu indépendant le 1er juillet 1962, le drapeau belge descendant a croisé le drapeau burundais ascendant pour le remplacer au pinacle du mât. Ce drapeau était orné de nos couleurs rouge, blanc et vert, avec au milieu le tambour royal orné d’une couronne constituée de deux épis de sorgho (amahonda). La devise nationale était « Imana, Umwami, Uburundi » (Dieu, le Roi, la Patrie). Toute une symbolique marquant l’alliance entre la monarchie de droit divin et le peuple. Entre temps, le Roi Mwambutsa IV avait mûri. Il avait voyagé en Europe et y avait emprunté les meilleures pratiques. Il régnait mais ne dirigeait pas. Pour diriger le gouvernement, Sa Majesté nommait comme bon lui semblait ses Premiers Ministres alternativement entre Hutu et Tutsi. Le Parlement et l’armée étaient à majorité hutu. Et le Conseil de la Couronne, l’organe politique suprême, était équilibré. Cela n’empêchera pas l’assassinat du très modéré Premier ministre Hutu Pierre Ngendandumwe, le 15 janvier 1965 des mains d’un réfugié rwandais travaillant à l’ambassade américaine à Bujumbura. Là encore, le Roi fit preuve de grand leadership. Sa Majesté consola la famille éprouvée et appela tout son peuple au calme.

Malgré cela, s’inspirant du mauvais modèle rwandais, des dirigeants politiques Hutu ont commencé, mais tragiquement mal terminé des mésaventures insurrectionnelles au Burundi en 1965 et en 1969. Le coup du 18 octobre 1965, dirigé par Joseph Bamina et 22 officiers Hutu a lamentablement échoué. L’attaque du Palais Royal par quelques gendarmes et militaires Hutu fut virulente et le Roi ne dût sa vie que grâce à l’intervention du Colonel Verwayen, Commandant de la base des forces armées. Pendant ce temps, d’autres insurgés Hutu, sous la houlette de Paul Mirerekano, prirent la direction de Bukeye où ils massacrèrent nombre de familles tutsi de la localité de Busangana. Les présumés auteurs furent jugés par le Conseil de Guerre dans le dossier RMP 35.317/Buja du 25 octobre 1965 et par la suite passés par les armes. Le Conseil décida également de saisir les biens des coupables et d’utiliser le produit de la vente de ces biens pour indemniser les victimes de Busangana. Le montant s’élevait à 5.520.000 francs, soit 61.333 US $ (le dollar valait 90 Franc Bu). Le Roi quitta le Burundi pour ne plus jamais revenir.

Sur instigation de l’équipe autour de Michel Micombero (un Tutsi), le Prince Charles Ndizeye fût rapatrié avec l’intention de l’utiliser pour détrôner son père le Roi Mwambutsa IV. Ce qui fut fait le 8 juillet 1966 et le Prince innocent prit le nom dynastique de Ntare V. Il ne régna que trois mois car Micombero le renversera à son tour le 28 novembre 1966. Deux faits significatifs marqueront ce passage de la monarchie au régime républicain sous forme de dictature militaire. Micombero remplacera le tambour royal sur le drapeau du Burundi par trois étoiles, comme celles qu’il étrennait sur ses épaulettes de capitaine. La devise nationale passera à « Unité, Travail, Progrès ». Pour prévenir des dérapages comme le coup d’octobre 1965, quelques officiers de Bururi mirent en place la « Tutsisation » des postes d’officiers, qui glissera progressivement vers la « Bururisation », le tout sans aucun mandat. Le pluralisme politique en vigueur depuis l'indépendance, le sénat, le parlement et tous les partis d'opposition furent supprimés. L’UPRONA fut instauré en Parti-État pour verrouiller l’espace politique.

Cela n’empêchera pas la « découverte » d’un complot hutu dans la nuit du 16 au 17 septembre 1969, qui fut le prétexte invoqué pour « résoudre » le problème hutu. Parmi les personnes arrêtées, 23 seront par la suite exécutées. D’autres personnes furent condamnées à terme ou acquittées. Selon l’acte d’accusation, les inculpés auraient été membres actifs de l’Association des Étudiants Bahutu, et de connivence avec les syndicats chrétiens belges mais l’opinion de tous les observateurs impartiaux penchait vers un procès préfabriqué. Ils avaient été assistés par l’avocat belge Maître Vander Planken, celui-là qui avait représenté les inculpés dans l’affaire Rwagasore. Bruxelles, Rome, Washington sont intervenus sans succès. Cet incident va mettre à rude épreuve les relations belgo-burundaises. L’Ambassadeur de Belgique, le Général Édouard Henniquiau sera déclaré persona non grata et expulsé, malgré ses relations plutôt amicales avec Micombero. L’ambassadeur était accusé d’avoir soutenu le complot qui visait à renverser le gouvernement et les institutions établies de la République du Burundi. Le ministre belge des Affaires étrangères rejeta les accusations portées par le gouvernement burundais. Dans une interview exclusive que le Roi Mwambutsa IV a donné aux journalistes Jean Wolf et E.X. Ugeux, le monarque indiqua qu’il n’avait « absolument rien à lui –l’ambassadeur Henniquiau- reprocher, sinon que « tout en étant sans doute un excellent militaire, il n’avait pas la souplesse et la discrétion d’un diplomate de carrière ».

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