Ubushingantahe, une institution qui dérange les pouvoirs

Ce 15 septembre 2022, le Gouvernement du Burundi met fin à l’institution d’« Ubushingantahe », une institution qui, durant des siècles, a joué un rôleclé dans la résolution des conflits locaux, permis de maintenir l’ordre et la sécurité, a assuré la cohésion sociale et le vivre-ensemble, dans ce petit pays d’Afrique Centrale. Elle a, enfin, servi de contrepoids aux dérives potentielles des autorités. Sans parti-pris politique, ethnique ou même familial.

Par
Andre Nikwigize
on
17.9.2022
Categorie:
Opinion

« Kananira abagabo ntiyimye », c'est le leitmotiv que répétaient régulièrement ces « Sages », appelés « Bashingantahe ». L'expression n'est pas transposable, mais la phrase veut dire que : celui qui résistera aux conseils des sages ne pourra accéder au trône. Le trône, voulant signifier tout pouvoir, qu'il soit national, législatif ou local. Au fil des années, cette institution devenait gênante et encombrante. Même le Roi la craignait, mais la respectait. Le pouvoir colonial s'est heurté à sa puissance et a tout fait pour la neutraliser et l'écarter des affaires politiques. Les régimes qui se sont succédés depuis l'indépendance ont voulu manipuler cette institution, soit, pour s'en servir, soit, pour la rendre inutile. L'acte final arrivé étant maintenant : sa suppression pure et simple. La question qui est posé ici est : supprimer l'institution signifie-t-elle la fin des « Bashingantahe », ces sages qui n'hésitent jamais à dire la vérité, à donner leurs avis, au risque de leurs vies ? Le Burundi un connu beaucoup de Bashingantahe. Il en existe encore, fort heureusement.

L'Ubushingantahe, une institution au service de la Monarchie

Depuis des siècles, l'institution a toujours été proche du pouvoir monarchique. Elle constituait un pilier fondamental du système sociopolitique du Burundi monarchique. Les membres de cette institution était issue des Baganwa, des Bahutu et des Batutsi, ils étaient des juges et des conseillers à tous les niveaux du pouvoir, et constituaient, entre autres éléments, un facteur de cohésion, sur les collines. Ils avaient une vocation morale, une fonction sociale et une mission politique essentielle au sein de la société burundaise. Considérés comme des modèles de vertu par la population qui les choisissait pour leurs qualités humaines (maturité, sagesse, sagesse, modestie…), ils jouaient dignité un rôle clé dans la résolution des conflits locaux et assuraient l'ordre et la paix dans la communauté qu'ils imposeraient devant le Roi et les les chefs ne régulaient pas le pouvoir. Comme contrepoids populaire aux dérives potentielles des autorités politiques, le Bushingantahe a connu son âge d'or avant l'arrivée des colonisateurs.

Les Burundais garderont en mémoire le rôle joué par les « Bashingantahe », en 1903, après des combats meurtriers contre l'occupant allemand et la perte de nombreux « Badasigana ». Le Roi Mwezi Gisabo était parvenu à fuir dans le Sud du pays. Ce sont les « Bashingantahe », les Princes Ntarugera et Rugema, et certains des fils du Roi, qui conseillèrent au Roi de négocier avec les Allemands, qui s'étaient révélés être plus forts que son armée. C'est dans ce contexte que le Roi, contre son gré, accepte de vouloir et signer, le 6 juin 1903, à Kiganda, le Traité de paix, appelé « Traité de Kiganda ». Les « Bashingantahe » ont continué à jouer un rôle important durant les moments importants de la vie nationale, que ce soit, durant les cérémonies d'Umuganuro, la défense de la Nation, les conquêtes diverses, et, surtout, dans la conduite des affaires de la Nation. Cette institution était respectée et les règles d'accès étaient dures. Lorsque le candidat avait « avalé le caillou des hommes », « Yamize akabuye k'abagabo », et qu'il avait reçu le bâton, l’« Intahe », où qu’il soit, en tout lieu et en toutes circonstances, il devait trancher tous les conflits et chicanes entre individus ou groupes, sans se dérober, et, en tout cas, en bannissant le népotisme, sous toutes ses formes et manifestations. Le « Mushingantahe » n'en avait aucun penchant, même à l'égard des membres de sa famille directe. Le principe d'« Intahe » (justice pour tous) est très lourd pour un pouvoir dictatorial. Dans ce contexte, les « Bashingantahe » avaient des principes sacro-saints à respecter.

Le Pouvoir Colonial s'engage à se débarrasser d'une institution envahissante

Bushingantahe continuait d’irriguer les représentations mentales au sein de la société burundaise et, tout au long du XXe siècle, des exemples montrent que cette pratique de régulation sociale avait pu survivre aux coups de boutoir que lui ont successivement portés les pouvoirs centraux. Les colons voyaient d`un mauvais œil cette institution traditionnelle, qui parvenait à régler les conflits locaux, sans devoir se référer aux juridictions de la Tutelle. Par conséquent, l’administration coloniale belge décida a assimiler ces « Bashingantahe » à des « assesseurs » dans des tribunaux de droit coutumier présidés par des chefs ou des sous-chefs tout-puissants. Leur pouvoir était ainsi dilué.

Après l’indépendance l’institution joue un rôle de moins en moins prépondérant

Après l’indépendance nationale, les Bashingantahe étaient, désormais, investis sous le contrôle de l’UPRONA (Union et progrès national), parti décrété unique en 1966. Ils perdaient, de fait, leur assise et leur rôle modérateur face aux excès du pouvoir, jusqu’à n’être plus que des instruments de légitimation des dirigeants locaux. Le déclin progressif de l’influence politique des Bashingantahe a abouti à la signification même du terme. Le « Mushingantahe » ne signifiait plus guère qu’un respectueux monsieur dans le langage courant des années 1980. Il n’a pas, pour autant, coïncidé avec une perte complète de leur autorité morale ni de leur prestige aux yeux des populations rurales. En tant que valeur positive de la justice et de l’harmonie communautaire, le bushingantahe a continué d’irriguer les représentations mentales au sein de la société burundaise et, tout au long du XX e siècle, des exemples montrent que cette pratique de régulation sociale a pu survivre aux coups de boutoir que lui ont successivement portés les pouvoirs centraux. De leur intervention fructueuse pour s’opposer à des projets coloniaux jusqu’à leurs interpositions pacifistes dans les massacres fratricides de 1965, 1972-1973, 1988, ou plus récemment en 1993-1994, les Bashingantahe ont prouvé qu’ils n’avaient jamais cessé d’exister. C’est à partir de ce constat que la revalorisation de leur rôle a été engagée à la fin des années 1980. Tout le monde reconnaissait que cette institution avait autrefois contribué « à édifier un Burundi uni, communiant aux mêmes valeurs de justice et d’équité, et qu’elle avait contribué à éviter une désintégration sociétale, des conflits ethniques, et maintenir la cohésion sociale.

Ubushingantahe au service de l’unité nationale

Dans son discours prononcé le 26 octobre 1988, à l`occasion de l`installation du nouveau gouvernement, le Président BUYOYA, avait demandé aux membres du Gouvernement à s`armer des qualités essentielles d`« Ubushingantahe », nécessaires à la lutte pour l`unité des Barundi, dont l`amour de la patrie, le courage politique, le sens de la justice et de la vérité, la loyauté, la fidélité aux engagements pris. Il ajoutait que l'unité des Barundi devait prendre racine sur ces valeurs de vie et de solidarité, en rappelant que « dans l'entreprise de souder les Barundi et de les réconcilier, les membres du Gouvernement devaient s’inspirer des valeurs d` « Ubushingantahe », apanage de notre peuple. De tous temps, en cas de disputes, les « Bashingantahe » ne jetaient guère l'huile sur le feu. Ils invitaient à la discussion et arbitraient. En cas de rixe, les « Bashingantahe » s'interposaient et réconciliaient, ils n'attisaient guère la colère. En cas de conflits où les protagonistes armés se menaçaient de mort, les «Bashingantahe » intervenaient, au risque de leur vie, invitaient les adversaires à recourir à la justice de paix. C'est dire que dans notre culture, la convivialité, les ressources de la réconciliation prévalaient sur l'individualisme et les forces de la rupture ».

C’est dans ce contexte que, parmi les recommandations de la Commission chargée d’étudier la question de l’unité nationale figurait la réhabilitation de l’institution d’« Ubushingantahe ».En 1997, un Bushingantahe réinventé par décret-loi fit son apparition, avec pour icône le Conseil National des Bashingantahe (CNB), un organe consultatif, composé de 40 membres, nommés par le Président de la République. Cette nouvelle institution, réinventée, fut, évidemment, contestée par les opposants au nouveau régime, qui en ont critiqué la représentativité et ont dénoncé son instrumentalisation par le pouvoir. Le CNB émit, par la suite, plusieurs recommandations, mais n’eut que peu d’impact sur les hommes politiques ou les forces armées et n’acquit ni autorité ni notoriété particulière dans l’opinion publique.

L’Accord d’Arusha veut réhabiliter l’Institution

Après la signature de l’Accord d’Arusha en aout 2000, la réhabilitation et le renforcement de l’institution d’Ubushingantahe figuraient parmi les décisions prises. Le 31 août 2002, un nouveau CNB fut mis en place, et une cinquantaine de personnes furent élevées à la dignité de Mushingantahe. Ces nominations firent, néanmoins, grand bruit, un bon nombre des membres étant des anciens dignitaires des régimes précédents ou même des responsables politiques toujours en poste. Ainsi, d’anciens ministres ou hauts cadres administratifs de la période monarchique ou des époques précédentes, furent investis, de même que des membres du gouvernement et de l’Assemblée en place. D’autres critiques soulignaient le fait qu’un certain nombre des caciques intronisés seraient susceptibles de comparaître devant les tribunaux si d’aventure les crimes du passé devaient être traités par la justice burundaise ou international. Des groupes politiques classés Hutu comme le FRODEBU, et, plus tard, le CNDDFDD, ne reconnaissaient pas les promotions de Bashingantahe, sous prétexte que leurs cadres et militants en seraient, trop souvent, à majorité de l’ethnie Tutsi.

Le CNDD-FDD veut en finir avec cette institution encombrante

Dès l’entrée en fonction du parti CNDD-FDD, en 2005, en plus de mettre au rencarts l’Accord d’Arusha pour la Paix et la Réconciliation, qui avait permis à ce parti d’accéder au pouvoir, il fallait se débarrasser de cette institution encombrante, qualifiée de Tutsi, et qui risquait de handicaper l’exercice de son pouvoir. Dès les premiers moments du pouvoir CNDD-FDD, le parti montra sa future mainmise sur la vie sociale de la population. L’on se souviendra, notamment de la déclaration de Gélase Ndabirabe, alors Porte-Parole du parti, qui disait que l’Ubushingantahe était « une institution anachronique et injuste ». Par conséquent, la décision du Gouvernement de supprimer l’institution d’Ubushingantahe, en la remplaçant par des personnalités élues, au niveau local, n’est qu’une matérialisation de cette volonté de contrôler la vie sociale de la population, et, surtout, d’asseoir la suprématie du parti sur toute l’étendue du pays.

En supprimant l’Ubushingantahe, supprime-t-on les Bashingantahe ? Aux Burundais d’y répondre.
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Andre Nikwigize

Ancien Conseiller Economique Principal auprès du Secrétariat Général des Nations Unies à New York. Auparavant, il a exercé les mêmes fonctions auprès de la Commission Economique des Nations Unies pour l`Afrique (CEA). Economiste de formation, Monsieur Nikwigize a occupé respectivement des postes de Chef en charge des Questions Macroéconomiques à la Présidence de la République, Directeur de la Planification Economique et Directeur Général du Plan auprès du Premier Ministre entre 1982 et 1991