Le paradoxe autoritaire du Burundi : comment la capture totale de l’État par le CNDD-FDD risque de se transformer en auto-sabotage
En orchestrant un contrôle de toutes les institutions du pays, le CNDD-FDD pensait sceller son emprise sur le Burundi. Mais en supprimant tout contre-pouvoir, le parti au pouvoir s’expose désormais à ses propres contradictions : rivalités internes, ressentiment des généraux, influence envahissante de la Première Dame et risque d’humiliation militaire en RDC.
En juin 2025, le parti au pouvoir au Burundi, le CNDD-FDD, a proclamé une victoire totale : contrôle de 100 % des sièges parlementaires, de tous les postes de gouvernement local et de l’exécutif national. Ce qui, sur le papier, ressemble à une domination inébranlable pourrait, en pratique, marquer le moment où la coalition dirigeante a planté les graines de sa propre chute.
L’histoire des régimes autoritaires montre que ceux-ci s’effondrent non seulement sous la pression d’ennemis extérieurs, mais aussi souvent à cause de leurs propres faiblesses structurelles. En monopolisant le pouvoir, le CNDD-FDD a supprimé les contrepoids et les boucles de rétroaction qui permettent à un système politique — même répressif — de s’adapter.
Leçons historiques de l’auto-sabotage autoritaire
Les autocraties s’effondrent souvent parce que les mesures prises pour se protéger génèrent en réalité de la fragilité. Les purges de Staline avant la Seconde Guerre mondiale ont décimé son corps d’officiers, laissant l’Armée rouge catastrophiquement mal préparée lorsque Hitler a attaqué en 1941. L’obsession de Saddam Hussein pour la loyauté au détriment de la compétence a transformé l’armée irakienne en une coquille vide, suffisamment forte pour terroriser les citoyens mais incapable de défendre l’État. Ferdinand Marcos aux Philippines et l’Union soviétique finissante ont tous deux créé des parlements sans opposition, découvrant que le pouvoir absolu engendrait inertie, querelles internes et effondrement.
Le schéma est clair : éliminer les rivaux, privilégier la loyauté plutôt que la compétence et réduire au silence les canaux d’information indépendants conduit, tôt ou tard, à gouverner dans l’aveuglement et la fragilité.
Le piège actuel du Burundi
1. Le “vide du blâme”
En orchestrant un raz-de-marée électoral, le CNDD-FDD s’est assuré que chaque échec politique, chaque pénurie et chaque scandale seront imputés directement au parti. Il n’y a plus d’opposition parlementaire à accuser d’obstruction. Même les fidèles comprendront discrètement que toute responsabilité repose désormais sur la hiérarchie du parti.
2. Le factionnalisme mis à nu
Depuis des années, le président Évariste Ndayishimiye s’oppose au secrétaire général du CNDD-FDD, Révérien Ndikuriyo. Les deux incarnent des réseaux de clientélisme concurrents et des visions contrastées pour le parti. Avec l’opposition éliminée, cette rivalité va s’exacerber. Là où jadis les élites du CNDD-FDD pouvaient invoquer la menace de l’opposition ou des sanctions occidentales comme ennemis communs, désormais les seuls ennemis restants sont internes.
3. La militarisation de la politique
L’armée burundaise reste au cœur du jeu politique. Les généraux auraient placé leurs protégés — et, dans certains cas, leurs épouses — au Parlement. Cela renforce leurs bases de clientèle mais vide l’assemblée de toute expertise législative. Cela signifie aussi que le parti au pouvoir ne peut adopter un budget ou un décret sans équilibrer les ambitions de factions militaires rivales. Cette logique de « coup-proofing » peut protéger le président d’un renversement à court terme, mais elle corrode la capacité de gouvernance à long terme.
4. La surexpansion en RDC
Le Burundi a déployé plus de la moitié de son armée au Sud-Kivu et à Uvira, dans l’est de la RDC. Les pertes augmentent, les coûts sont élevés et le conflit ne montre aucun signe de résolution. De plus, des rapports indiquent que Ndayishimiye gère personnellement les butins de guerre — notamment les minerais sortis clandestinement de la RDC — ainsi que les paiements de “rente de guerre” effectués par le président congolais Félix Tshisekedi en échange de l’implication militaire burundaise.
Cette concentration des rentes entre les mains de Ndayishimiye risque d’exacerber l’envie et le ressentiment au sein du parti. Les généraux, exclus du partage, pourraient commencer à saper les officiers en charge des opérations au Sud-Kivu, cherchant à influencer les résultats sur le terrain pour affaiblir la position du président. Si l’armée burundaise subissait une défaite face à l’alliance M23/AFC — contrainte à battre en retraite avec de lourdes pertes — l’humiliation serait imputée uniquement à Ndayishimiye. Dans un tel scénario, le président pourrait faire face à la menace la plus grave pour son pouvoir : un coup d’État fomenté par des généraux désillusionnés qui ne le considèrent plus comme indispensable.
5. L’ombre grandissante de la Première Dame
Nul ne peut analyser la situation actuelle du Burundi sans évoquer le rôle central de la Première Dame, Angéline Ndayubaha Ndayishimiye. Des sources à Bujumbura suggèrent qu’elle pèse lourdement dans presque toutes les grandes décisions présidentielles. Son influence s’étend des nominations ministérielles aux priorités budgétaires. Pourtant, son image publique est de plus en plus associée à l’excès — vêtements et bijoux européens coûteux, voyages fastueux — alors que la population burundaise subit inflation, pénuries et incertitudes économiques.
Il existe également une perception répandue selon laquelle elle surveille de près, voire supervise, les activités quotidiennes de son mari à la tête de l’État. Son bureau est situé dans l’enceinte même du palais présidentiel, au cœur de l’exécutif. Elle accompagne son mari lors de presque tous les voyages, internes comme à l’étranger, donnant l’impression qu’il ne dispose d’aucun espace pour apparaître en président autonome. Cette influence exagérée alimente l’inquiétude des élites, en particulier dans la hiérarchie militaire. Les généraux influents, déjà méfiants face à sa domination symbolique, pourraient exploiter cette omniprésence pour attribuer les échecs directement à Ndayishimiye, le présentant comme prisonnier de son épouse. En cas de crise — défaite militaire, effondrement économique ou agitation populaire — ce récit pourrait être instrumentalisé pour retourner la population contre lui et fournir le prétexte à un coup d’État.
Historiquement, les premières dames dans les systèmes autoritaires ont souvent été des armes à double tranchant. L’extravagance d’Imelda Marcos aux Philippines ou les frasques de Grace Mugabe au Zimbabwe sont devenues des symboles de la décadence du régime. Au Burundi, Angéline Ndayishimiye risque de jouer un rôle similaire : non seulement comme symbole d’excès, mais aussi comme catalyseur du mécontentement des élites qui pourrait fragiliser le pouvoir de son mari.
L’équilibre précaire de Ndayishimiye
Le président Ndayishimiye a tenté de consolider son autorité, en remaniant son gouvernement et en écartant les fidèles de son prédécesseur Pierre Nkurunziza. Mais il fait face à trois contraintes simultanées :
- Un appareil partisan dominé par des pôles rivaux comme Ndikuriyo.
- Des généraux profondément enracinés dans la politique et l’économie.
- Une Première Dame dont l’influence est à la fois indispensable et politiquement coûteuse.
S’il frappe trop fort ses rivaux, il risque d’aliéner les généraux. S’il les ménage, il dilue son propre pouvoir. Et s’il protège son épouse des critiques, il alimente le récit d’un régime perdu dans l’excès.
L’opportunité de l’opposition
Paradoxalement, la capture totale de l’État par le CNDD-FDD a créé une ouverture pour une opposition pourtant marginalisée. N’ayant plus personne d’autre à blâmer, chaque nid-de-poule, chaque pénurie de carburant, chaque salaire retardé sera imputé au parti au pouvoir. Une opposition disciplinée, même bannie du Parlement, peut amplifier ce récit : le parti qui contrôle tout doit rendre compte de tout.
En proposant des alternatives technocratiques crédibles — gestion économique, démobilisation des milices, services publics de base — l’opposition peut se positionner comme l’alternative compétente face à un parti affaibli par ses luttes internes et ses excès personnels.
Conclusion
Le Burundi se trouve aujourd’hui au sommet de la consolidation autoritaire. Pourtant, l’histoire montre que ces moments précèdent souvent l’effondrement. En monopolisant tous les leviers de pouvoir, le CNDD-FDD a créé un système fragile, enclin à imploser sous l’effet des rivalités internes. La guerre coûteuse à l’est de la RDC, la concentration des butins de guerre entre les mains du président, le poids des généraux, la rivalité entre Ndayishimiye et Ndikuriyo, ainsi que les excès et l’ingérence de la Première Dame, sapent la stabilité que le régime cherchait à obtenir par la capture totale de l’État.
Si les régimes autoritaires s’effondrent plus souvent de l’intérieur que de l’extérieur, le Burundi réunit désormais tous les ingrédients de ce paradoxe : un parti qui semble plus fort que jamais, mais qui est en réalité plus exposé que jamais dans son histoire.